Comment assumer, du jour au lendemain, le rôle du mauvais citoyen alors que vous savez que vous n’avez aucune autre solution ?
Comment assumer cette modification des comportements si vous ne pouvez pas faire face aux fins de mois ?
Comme disait Coluche :
«A la maison, c’était les fins de mois qui étaient difficiles. Surtout les trente derniers jours !» Oui, ces choix absurdes ont été faits au mépris de la réalité sociale de la France. Plus précisément de la perception de la réalité sociale par les Français.
Car, encore une fois, beaucoup de choses ont été dites au moment de cette crise sans qu’elles soient réellement vérifiés dans les faits.
Pour nous en tenir aux chiffres connus, en France, entre 1975 et 2016, le niveau de vie médian après redistribution a augmenté de 56% ; il a progressé de façon continue de 1975 au milieu des années 2000 et stagne depuis la crise de 2008.
En revanche, le niveau médian qui s’établit, en 2018, à 1771€ mensuels (une moitié de la population vit au-dessus, l’autre moitié en dessous) est pratiquement le même à prix constant qu’en 2008.
Stagnation du revenu, sans doute stagnation du pouvoir d’achat qui pèse sur le moral des Français.
Pour autant, l’Etat-Providence continue de jouer à plein son rôle d’amortisseur social,
néanmoins, en dépit de ces performances, les Français restent persuadés que leur niveau de vie se dégrade.
Or les choses ne sont pas aussi simples.
Pour bien comprendre il faut se souvenir qu’avant impôts et prestations sociales, selon l’INSEE, le rapport entre le revenu moyen des 10% les plus riches et celui des 10% les plus modestes est de 21,1.
Après impôts et prestations sociales, ce rapport tombe à 5,7.
Grâce à la redistribution qu’opère le système fiscal français, l’inégalité entre ces deux extrêmes de la distribution des revenus est donc divisée par plus de trois.
Ceci démontre l’importance économique et sociale de notre système fiscal et de redistribution auquel on ne peut toucher qu’avec un luxe de précautions.
En effet, si le système permet d’atténuer puissamment les inégalités, venir en modifier les équilibres, sans un travail préalable de négociation avec l’ensemble des partenaires
sociaux, n’aura d’autre effet que creuser le sentiment des Français de vivre dans un pays inégalitaire.
De fait, il est essentiel de comprendre, comme le montre François Dubet dans son ouvrage « Le Temps des passions tristes» que ce qui compte c’est le ressenti des Français à l’égard des inégalités :
« C’est moins l’ampleur des inégalités que la transformation du régime des inégalités qui explique les colères, les ressentiments et les indignations d’aujourd’hui».
Pour le dire simplement, et on excusera les raccourcis pris, depuis la révolution industrielle, les inégalités étaient bien «structurées», par les classes sociales, opposant, pour reprendre une sémantique marxiste, possédants et exploités, ou si on préfère bourgeois et ouvriers.
Le combat contre les inégalités s’inscrivait dans un double champ.
Sur le plan social, les luttes collectives portées par les syndicats les opposaient aux représentants des entreprises.
Sur le plan politique, le clivage politique droite-gauche recouvrait aussi, de façon pertinente, cette opposition.
Depuis une quarantaine d’années, avec la mondialisation, les mutations d’un capitalisme tendant à se financiariser de plus en plus, ont profondément bouleversé ce régime de classe, comme le souligne toujours François Dubet :
«À la dualité des prolétaires et des capitalistes, à la tripartition des classes supérieures, moyennes et inférieures, se sont ajoutés de nouveaux groupes : les cadres, les créatifs, les cosmopolites mobiles et les locaux immobiles, les inclus et les exclus, les stables et les précaires, les urbains et les ruraux, les classes populaires et l’underclass ».
Quelle est la conséquence directe de ces transformations de notre système capitaliste qui peine tant à s’adapter aux règles de la mondialisation ?
Les inégalités se sont individualisées, elles sont vécues sur le plan individuel et non plus en tant que membre d’une classe sociale, d’un parti politique ou d’un syndicat.
Les revendications sociales qui découlent de cette situation sont de plus en plus une collection de demandes individuelles extrêmement disparates dont leur transposition à la fois dans le champ du dialogue social et de l’opposition politique devient de plus en plus difficile.
Ces colères sociales découlent de ce sentiment d’injustice, souvent déversées sur les réseaux sociaux ou sur les ronds-points et qui alimentent les mouvements populistes.
François Dubet concluant de la sorte : « La capacité de dire publiquement ses émotions et ses opinions fait de chacun de nous un militant de sa propre cause, un quasi-mouvement social à soi tout seul».
Voilà pourquoi, il y a près d’un an, dans une tribune parue dans Le Monde j’ai mis en garde contre les risques découlant de cette extrême fragmentation de la société française.
Des risques économiques et sociaux, que nous connaissons tous mais aussi des risques politiques qui nous conduiraient dans une impasse. Les Français vivent une crise éthique qui altère et détruit toute leur confiance dans la chose publique. Rarement, dans notre histoire, nous avons connu une telle crise morale.
Pourquoi ?
Aujourd’hui, nombre de nos compatriotes se sentent dépassés par une modialisation qui, pour eux, n’a rien d’heureux.
Face à des classes sociales volant en éclats, face à des repères historiques s’effondrant et face à un espace politique complètement bouleversé, nos concitoyens se demandent comment structurer leur existence.
Cette question est posée avec d’autant plus d’appréhension qu’ils ressentent que même le dernier repère social visible, le travail, leur échappe de plus en plus.
Dans une vision néolibérale qui s’impose progressivement, effaçant tout débat politique, ils ressentent que la seule chose qui peut les sauver c’est l’utilité qu’ils représentent sur le plan professionnel.
Un univers qui est soumis, lui aussi, à de profonds changements, notamment par le biais de la révolution numérique, et dont il serait illusoire de croire qu’ils n’emporteront pas de profondes modifications sur le plan de l’organisation de la société elle-même.
Or, la principale caractéristique de la révolution numérique est qu’elle ne laisse pas le temps, contrairement à la révolution industrielle, d’évoluer et de changer.
Les transformations de notre système productif et social, depuis une quarantaine d’années n’ont rien de comparable, dans leur rythme, à ce qu’ont vécu nos devanciers lors de la révolution industrielle.
Surtout, ces évolutions économiques et sociales s’accompagnaient de profondes transformations politiques qui ont trouvé leur prolongement dans l’organisation de la société.
Ainsi, il est apparu évident qu’il était illusoire de parler de libertés politiques si elles n’étaient pas portées par un niveau de vie suffisant permettant au plus grand nombre de vivre dignement.
D’évolutions sociales qui permettraient de réformer sans devoir emprunter la voie toujours dangereuse d’une révolution.
La solidarité est ainsi intrinsèquement liée à la construction de notre modèle républicain puisqu’elle en constitue le ciment.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, notre modèle social a trouvé un équilibre permettant une élévation constante du niveau de vie ainsi qu’une stabilisation sociale.
Un modèle social qui, puisant ses racines dans la vision d’Emile Durkeim, fait de la solidarité un devoir éthique pour chaque citoyen.
Le Général De Gaulle saura en faire un outil de promotion politique permettant de construire un réformisme pragmatique ouvrant la voie à un meilleur partage des fruits de la croissance.
Néanmoins, avec la crise des années 70 il est devenu évident qu’il fallait moderniser et réformer notre modèle social pour lui permettre de garder son efficacité gage de notre cohésion nationale.
Au même moment, progressivement, avec la financiarisation de notre économie, la logique entrepreneuriale s’est effacée au profit d’une logique managériale.
La création de richesse n’avait plus autant d’importance que la création de valeur.
On connaît tous l’enseignement de Milton Friedman qui soutient que l’entreprise n’a qu’un seul et unique objectif : faire des profits.
Conjugué à la vision utilitariste de Friedrich Hayek, pour qui l’intérêt général n’est qu’une construction artificielle, nous avons basculé dans un monde où la valeur humaine se mesure à l’utilité que chacun apporte au processus de création de valeur au sein de l’entreprise.
Dans un tel univers, le travail s’est trouvé déprécié et a vu son statut philosophiquement dégradé. La seconde guerre mondiale avait permis de comprendre, avec la déshumanisation des individus que le travail ne pouvait plus être considéré comme une marchandise.
Cette idée que le travail concourt à la dignité de l’homme est issue de la Déclaration de Philadelphie de 1944 et se retrouve, dans le Préambule de la Constitution de 1946, que le Général De Gaulle a conservé à son retour aux affaires en 1958.
Aujourd’hui, ce texte est partie intégrante de notre bloc de constitutionnalité, il consacre les droits sociaux de tous les Français.
En faisant du travail une simple marchandise, on accrédite l’idée qu’il est interchangeable et qu’en définitive tous les emplois se valent.